Enquête Médor : Les Seigneurs des Ardennes -4: des relais politiques efficaces (« Partis de chasse »)


La peste porcine africaine fait la une ces derniers temps. La revue Médor a publié une enquête prémonitoire début septembre. Nous la publions en quatre parties.

Partie 4 : des relais politiques efficaces (« Partis de chasse »)

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Par Olivier Bailly

Mettre la pression sur le politique, le monde des chasseurs en est également capable. Pour Gérard Jadoul, ex-président d’IEW, auteur de plusieurs ouvrages sur le cerf, et jugé trop « écolo » sur les forums de la chasse, les chasseurs pèsent d’un poids démesuré sur le MR et le cdH : « Ces deux partis sont sensibles à la thématique « chasse », c’est évident. Mais quand on regarde qui a géré la chasse ces trente dernières années, impossible de ne pas cibler la responsabilité massive du cdH dans cette matière. »

Excepté la parenthèse socialiste de José Happart de 1999 à 2004, le cdH a en effet la main sur la chasse depuis 25 ans. Une main sous influence ? Le récent dossier de l’Unité anti-braconnage (UAB) tend-il à le prouver ?

« Qui gère la chasse depuis 30 ans ? Impossible de ne pas cibler la responsabilité massive du cdH. »

Jean-Pierre Scohy, inspecteur général du Département de la nature et des forêts


Le 21 février 2018, le ministre Collin (cdH) demande à son administration « d’étudier les modalités permettant la répartition des agents de l’UAB au sein de la structure DNF ». En clair, l’Unité anti-braconnage, aujourd’hui au sein du Département de la police et des contrôles, disparaît, éparpillée dans les différents services du DNF. Créée en 2003, cette unité de 12 hommes a, des avis unanimes, pleinement rempli sa mission. Pourquoi la dissoudre ? Trois mois et quelques mobilisations associatives plus tard, il ne sera plus question de disperser l’unité au sein du DNF mais de la mettre sous la responsabilité de Jean-Pierre Scohy, l’inspecteur général. Le ministre évoque une évolution de bon sens. « L’UAB et les gardes forestiers du DNF ont des compétences identiques pour la recherche et la constatation des infractions portant atteinte aux propriétés rurales et forestières ainsi qu’au patrimoine naturel. » La décision et le timing étonnent l’opposition. D’autant plus que le gouvernement semble pressé. Pour Jean-Pierre Scohy, impossible d’intégrer l’UAB avant janvier 2019, le temps d’organiser le service. Selon nos informations, l’UAB rentrerait au DNF dès le l’ septembre. Juste avant la chasse.

La récente note de déclaration gouvernementale ne mentionne pourtant pas cette réorganisation de l’UAB. Une autre explication est donnée : l’UAB énerverait de plus en plus les chasseurs. Et son intervention sur des terres prestigieuses, celles de M. Piron, aurait sonné son glas.

Car, en décembre 2017, l’UAB constate une infraction (déplacement de gibier sans bracelet) sur le territoire de Louis-Marie Piron. L’agent du DNF sur place avait autorisé ledit déplacement. Peu importe pour l’UAB qui précise les antécédents du territoire dans un rapport de février 2018 et s’interroge : « Pourquoi la chasse Piron s’obstine-t-elle à ne pas respecter la loi et les consignes du DNF ? »

Monsieur Piron apprécie peu ces interventions sur son territoire. Son avocat Bernard Pâques, également avocat pour le RSHC et la Fédération des chasseurs au grand gibier, envoie un courrier au ministre Collin et au procureur du Roi pour se scandaliser des pratiques de l’UAB. L’administration, tout en acquittant le directeur de battue et le garde-chasse, constatera qu’il y a bien eu une infraction.

LE DÉPUTÉ-CHASSEUR

Bien informé, le député Gilles Mouyard (MR) interpelle le ministre le 22 janvier au parlement wallon sur cet « événement totalement invraisemblable ». Une réunion a lieu dans la foulée début février sur l’avenir de l’UAB. Et le 21 février, le ministre Collin passe à l’action.

L’intervention de Gilles Mouyard n’est pas étonnante. Seul député chasseur de l’hémicycle wallon, il émet des positions en phase avec celles du Royal Saint-Hubert Club. En janvier 2013, à la suite des décisions du gouvernement d’augmenter le tir pour réduire la population de cervidés, Gilles Mouyard évoque au parlement wallon une espèce qui « commence à être en danger», voire «en voie de disparition ». Carrément. un mois auparavant, en décembre 2012, le RSHC publie une lettre ouverte expliquant que ces tirs allaient dans certaines sous-régions « rapidement et définitivement décimer les populations de cerfs ». Il fallait oser. À cette époque, l’espèce cerf n’avait jamais été aussi nombreuse en Wallonie. Et, six ans plus tard, elle gambade toujours dans les forêts wallonnes.

Benoît Petit et Gilles Mouyard partagent-ils leurs visions cynégétiques lors des journées de chasse ? En octobre 2012 et selon un participant, M. Petit fut invité sur la chasse de Gilles Mouyard. En retour, est-ce Benoît Petit qui invita Gilles Mouyard plus souvent qu’à son tour sur les chasses royales, chasses gérées par un conseil d’administration dont M. Petit fait partie ? Selon trois témoins, Gilles Mouyard a également été aperçu sur les chasses très onéreuses de M. Lhoist ou de M. Piron. Ces chasses ont des actions qui dépassent allégrement le millier d’euros la journée. Soit des cadeaux prestigieux. N’y a-t-il pas un risque de trafic d’influence ? Un témoin de l’époque justifie cette présence. « Louis-Marie Piron invitait aussi le président du RSHC. Il essayait de remercier les gens qui défendent la chasse. Gilles Mouyard n’a pas défendu Piron, il a défendu la chasse. » Médor a proposé au député MR de communiquer les invitations de chasse auxquelles il avait répondu favorablement, de 2012 à 2017, avec mention et preuve de la contrepartie offerte (paiement de l’action, invitation, etc.). Le député n’a pas souhaité donner suite à cette demande.

DI ANTONIO DANS LA LIGNE DE MIRE

Le 23 février 2012, Gilles Mouyard a sans doute fait partie des chasseurs qui ont avalé leur café de travers en ouvrant le quotidien La Libre Belgique.

Ce jour-là, Carlo Di Antonio, lui, a pris conscience de la force de frappe du lobby de la chasse. Par voie de presse, le Dourois, alors ministre de l’Agriculture (avec la chasse dans ses attributions), annonce la fin du nourrissage du gibir toute l’année (son plan contient également des obligations de tirs pour les territoires qui regorgent de sangliers). Le matin même del’annonce, les appels se multiplient au cabinet. Des politiques contactent Di Antonio, et ce au plus niveau. De riches entrepreneurs (dont Luois-Marie Piron) réclament un rendez-vous rapide.

Au sein même du cdH, on conseille à Di Antonio la prudence. Sa décision est bonne mais peut-être trop radicale. L’équipe du ministre ministre, provenant en partie de la province de Luxembourg, voit poindre la température au sud du pays. Au niveau local, on menace les élus d’un vote sanction (les communales sont alors proches) si Di Antonio ne revient pas sur sa position. Cesser de nourrir un animal dont on veut réduire la prolifération tombe pourtant sous le bon sens. En tout cas sous celui d’Inter-Environnement Wallonie et de Natogora. Mais aussi d’acteurs moins « naturalistes » comme les communes (l’Union des villes et des communes wallonnes -UVCW) ou les agriculteurs (via la FWA fédération walllonne de l’agriculture). Sous le feu nourrit des chasseurs, Carlo Di Antonio va entamer une courbe rentrante assez rapidement. D’exceptions en mesures transitoires, la décision est affaiblie. Le ministre aurait confié à deux de nos interlocuteurs, lors de la Foire de Libramont 2012, avoir été contacté par Benoît Lutgen de mettre la pédale douce à ce sujet. Le président du cdH dément, mais l’information corroborerait le propos du député écolo Patrick Dupriez qui au parlement wallon s’inquiétait « d’un lobbying intense […] avec toute une série d’interventions jusqu’au plus haut niveau de différents partis ».

Au bout des élections régionales de 2014, Carlo Di Antonio restera ministre, mais ses compétences seront modifiées. Il perd l’Agriculture. Et donc la chasse. Ni chasseur, ni issu de la province de Luxembourg, Carlo Di Antonio restera une exception statistique dans la liste des « ministres de la Chasse ». Il est remplacé par René Collin, de Marche-en-Famenne. Qui revient sur la décision de son prédécesseur. Si le nourrissage par maïs reste interdit, tout comme sa mécanisation, les chasseurs peuvent à nouveau nourrir toute l’année.

L’explication du ministre Collin pour justifier ce changement de cap, seulement trois ans après la mesure, est pour le moins étrange : décision «après concertation avec l’ensemble des acteurs concernés ». Mais qui sont ces acteurs concernés ? Si NTF (Nature, Terres et Forêts, les propriétaires ruraux en Wallonie), qui « estime que la chasse est un attribut majeur du droit de propriété », est en accord avec les chasseurs, la FWA et la Fugea (Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs) se disent réfractaires à ce nourrissage sans autre mesure coercitive. L’UVCW confirme que son opposition de 2012 est toujours d’actualité. Lors de notre rencontre avec Jean-Pierre Scohy (inspecteur général), le DNF s’apprêtait à sortir une note encourageant le politique à revenir aux choix du ministre Di Antonio. Même l’Amicale des chasseurs, par la voix de son président Michel Servais, se prononce contre le nourrissage. Et en juin 2015, le Conseil supérieur wallon des forêts et de la filière bois évoquait dans un « avis d’initiative » le risque d’« une gestion artificielle et déséquilibrée des populations de sangliers ayant pour seul but le maintien de densité allant bien au-delà de la capacité d’accueil naturelle des milieux et ce, grâce à un apport journalier parfois considérable de nourriture artificielle ».

Permettre le nourrissage toute l’année est « un dérapage, estime un expert forestier. Avec un déséquilibre forêt-gibier, on perd la qualité de nos bois. La politique actuelle a également pour conséquence la perte de biodiversité de notre forêt ». Pour Jean-Pierre Scohy, inspecteur général au DNF, une solution serait d’ouvrir le débat de la chasse à l’ensemble des usagers de la forêt, qui serait perçue de manière multifonction-nelle. « Il faudrait réunir autour de la table les chasseurs, le DNF, les propriétaires forestiers, les naturalistes, les touristes, etc. Sinon, on se retrouve dans une polarisation des positions entre DNF et chasseurs. » Et dans ce duel à l’orée du bois, pas certain que l’intérêt public sorte vainqueur.


Olivier Bailly

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

ENQUETE — LES SEIGNEURS DES ARDENNES


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