La peste porcine africaine fait la une ces derniers temps. La revue Médor a publié une enquête prémonitoire début septembre. Nous la publions en quatre parties.
Partie 2: des patrons-chasseurs très puissants (« Le gros gibier »)
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Par Olivier Bailly
LE GROS GIBIER
Chuuuuut. Tu entends le silence de la forêt ? Celle qui effraye, dont l’obscurité annonce le drame ?
Chut. Dans un dossier « Forêt et grande faune : l’art de composer ensemble… » de la revue Les infos de Ressources naturelles Développement (2014), l’auteur constatait : «[…] [Je n’ai] jamais [eu] autant de commentaires « off », ces petites phrases que l’on ne veut pas voir retranscrites, illustrations de comportements extrêmes. » Médor pose le même constat. Sur les 65 personnes interviewées pour ce papier (dont nombre ont été rencontrées), 25, de tous niveaux de pouvoir, ont demandé l’anonymat. C’est qu’en face, c’est du lourd.
Parmi les quelques dizaines d’acteurs pesant sur le monde cynégétique, on retrouve une belle concentration d’entrepreneurs-chasseurs dans la région de Libin, Paliseul, Daverdisse, Saint-Hubert : Louis-Marie Piron (Thomas & Piron, 231 millions d’euros), Greindl (les sapins de Greencap, lié à la famille du bois, Spadel, 670 millions), Lhoist-Berghmans (Groupe Lhoist, production de chaux et dolomie, 3 milliards d’euros, 90 usines de production dans 25 pays, 6 000 employés et quelques montages fiscaux exotiques à en croire le Luxembourg Leaks, le tout avec un sanglier argenté sur le capot de la Land Cruiser) ou encore la famille Saverys-(les sociétés maritimes anversoises Exmar et CMB qui naviguent dans plus d’un milliard d’euros).
Interroger certains agents du DNF travaillant sur le territoire de ces puissants propriétaires, c’est commencer l’interview avec des personnes vérifiant que votre téléphone n’enregistre pas la conversation. C’est évoquer des pressions pour que l’agent trop rigoureux (ou pointilleux, c’est selon) soit muté ou se mute lui-même d’épuisement. C’est entendre des insultes des uns envers les autres. La grosse, le bourrin, les crétins, l’alcoolo violent. C’est des engueulades dans les bois parce que la quiétude du gibier est perturbée. C’est une croix gammée griffée sur le pare-bris d’une voiture du DNF, c’est la solitude des gars envoyés en première ligne. C’est un billet de 20 euros qu’on veut te glisser dans ta poche alors que tu fais juste ton travail, délicate pression pour un début de compromission. Ce sont des personnes qui craignent, à tort ou à raison, pour leur famille. C’est une approche passionnelle des hommes se partageant les bois, chasseurs et DNF. C’est une voix inquiète qui avant de raccrocher précise une ultime fois : « Non, non, n’écrivez pas cette expression. Je l’utilise souvent. On pourrait me reconnaître ». C’est tout sauf le discours feutré des chasseurs évoquant en retenue la tradition de la pratique ancestrale.
OVERDOSE DE MAÏS
Nouveaux riches et anciens ne sur ces terres. Et il leur faut du gibier à prélever (euphémisme cynégétique pour dire « tuer »). En avril 2015, le garde-chasse
de la famille Lhoist rappelait la demande de son patron à un chasseur voisin avec lequel les conflits sont réguliers : ne pas solliciter à la Région le permis de tuer cerfs, « sous peine de déclaration de guerre et des suites qui en découlerons ». Quand le type qui vous pointe du doigt pèse quelques centaines de millions d’euros, ça fait réfléchir. Jérôme Lhoist assure qu’« aujourd’hui, les relations avec ce chasseur très cordiales ».
Les territoires des grands chasseurs rassembleraient d’importantes populations de cervidés, mais, au niveau de Région, les plans de tirs sont réalisés et la population des cerfs dans la région est jugée stable par le DNF. Jérôme Lhoist estime que, « depuis quelques années, les populations de cervidés ont fortement diminué ». Louis-Marie Piron informe pour sa part que, sur ses 2 900 hectares du conseil cynégétique de l’Our, les tirs demandés sur les cervidés sont réalisés tandis que le nombre de sangliers tués aux 1 000 hectares est passé de 117 bêtes à 37 en cinq ans. Médor n’a cependant pas eu l’information sur la totalité de ses propriétés. Même si les estimations sont difficiles à vérifier, Piron aurait une chasse de 6 000 hectares (selon L’Écho), Greindl de 5 000, la famille Saverys un bloc de 4 000 à 5 000 hectares à en croire les échos locaux. Soit à eux trois un peu moins de la superficie additionnée de Liège et Charleroi. « Avec 3 000 hectares, on peut influer sur les populations de gibier, explique un observateur qui fut proche de ce monde de la chasse, L’abondance de cerfs et sangliers n’est plus en lien avec la capacité d’accueil du biotope. » Dans ces vastes domaines privés, les gardes-chasses sont engagés à l’année. Et le nourrissage y va bon train.
Cette pratique consiste à déverser de la nourriture en forêt. Officiellement pour éloigner le gibier des parcelles agricoles. Mais surtout pour le fixer sur un territoire de chasse et faire prospérer l’espèce. Un témoin raconte l’époque des tonnes de maïs déversées au recoin des propriétés, au point de l’en dégoûter, lui qui était jadis habitué des chasses prestigieuses : « Les sentiers étaient jaunes de maïs. De la panse des sangliers éventrés sortait du liquide jaune. Ce n’était plus possible. »
Depuis 2012, le maïs, péché mignon du sanglier, ne peut plus être répandu en forêt pour nourrir le gibier. Qu’à cela ne tienne. Des champs de maïs sont cultivés en bordure de territoire de chasse, pratique courante pour qui peut se permettre de laisser la céréale sous clôture sans la récolter et d’ouvrir l’accès au champ en septembre, peu avant le début de la chasse. Louis-Marie Piron évoque des cultures « martyres » destinées à détourner les sangliers des plaines dans lesquelles ils pourraient causer des dégâts aux cultures. La pratique permettrait surtout de maintenir les sangliers sur un territoire. Et elle est légale : la clôture est autorisée, pour protéger le champ. Le maïs est autorisé, car il n’est pas disséminé en forêt.
Pourtant, un de ces champs a donné lieu à un procès-verbal du DNF en novembre 2014, ce qui amène aujourd’hui les frères Lhoist au tribunal correctionnel de Neufchâteau. Le cas était ubuesque : le DNF a identifié un de ces champs de maïs en question que le propriétaire laissait mûrir sur pied. Il suffisait ensuite d’ouvrir un passage en septembre pour que les sangliers s’engouffrent dans ce garde-manger. Et de les en déloger une fois les chasseurs en place. Selon les indications de Médor sur place, la bête n’avait qu’un chemin pour fuir. Le long des miradors où les chasseurs étaient positionnés à quelques dizaines de mètres de là. Autant dire que le « noble art » de la chasse devient alors du tir de foire. La justice a jugé que les charges étaient suffisantes pour poursuivre les frères Lhoist (il est interdit de chasser en territoire clôturé).
Jérôme Lhoist, tout en soulignant les dépositions contradictoires du DNF, ne souhaite pas commenter une affaire dans les mains de la justice. Celle-ci, après avoir reçu les conclusions des parties en présence, remettra son jugement fin de cette année. Les frères Lhoist bénéficie évidemment de la présomption d’innocence.
Une audience publique a eu lieu en juin et, parmi les pièces du dossier une liste de noms positionnait les tireurs émérites. Seuls les prénoms étaie mentionnés, dont « Louis-M. » (Piron ?) et deux « Benoît ». Un témoin de la scène raconte à Médor que Benoît Petit, président du Royal Saint-Hubert Club (le syndicat des chasseurs), participait à cette chasse. Une manière de cautionner ce type de pratique ? Benoît Petit réfute chasser ou avoir chasser sur les territoires de la famille Lhoist.
Olivier Bailly
Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles
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