Delhaize : lettre ouverte



UNE LETTRE OUVERTE DE LA CSC ET LA CGSLB


La CNE et la CGSLB répondent dans une lettre ouverte aux propos tenus par Pierre-Frédéric Nyst, le président de l’UCM, tenus dans les colonnes de L’Écho.

Cher monsieur,

À lire et écouter vos déclarations dans la presse ces dernières semaines, on en arrive à se demander pour qui vous travaillez. Si on peut comprendre votre enthousiasme à accueillir 128 nouveaux affiliés, cela ne justifie pas de se faire le porte-parole de Delhaize.

En effet, l’enjeu du projet de Delhaize n’est nullement de savoir si les indépendants franchisés sont des « voyous » mais de savoir si c’est acceptable qu’une multinationale – largement bénéficiaire – mette tous les acteurs de la distribution alimentaire sous pression au profit de ses actionnaires. En effet, la franchisation a pour conséquence d’entourer Delhaize de petites entités que le groupe pourra presser pour garantir ses marges aux dépens des autres, sans prendre aucun risque.

Presser les franchisés…

Pour un nombre important de franchisés, l’expérience est difficile, voire non viable. En 2019, l’UCM dénonçait un secteur alimentaire indépendant, largement franchisé, « au bord de la crise de nerfs ». Le covid et la crise énergétique sont depuis passés par là. Selon l’Alpsia, c’est désormais deux magasins sur trois qui fonctionnent à perte (2022). Dans le cadre de la franchise, ça n’est pas le problème du franchiseur, qui se porte toujours bien. S’il existe des franchisés où les choses se passent bien, il y en a aussi beaucoup pour qui la situation est plus que difficile.

En effet, la franchise ou l’affiliation consiste pour le franchiseur à se détacher de toute responsabilité quant au succès ou à l’échec de son entreprise commerciale. Il ne s’agit pas d’une relation équilibrée, d’un partenariat. Les franchisés vendent souvent sans connaître leurs marges puisque les prix d’achat des marchandises ne leur sont communiqués que plus tard et fixés par la centrale d’achat. Les franchisés doivent appliquer les promotions de l’enseigne.

La plupart du temps, le franchiseur est aussi le bailleur et la banque du franchisé. Ce dernier n’a donc pas d’autre choix que d’accepter les conditions du franchiseur qui se garantit ses marges.

Vous et vos membres qui ont vu leurs marges comprimées et les revenus de Delhaize grimper pendant le covid, connaissez bien le problème. Si un indépendant dérape, il perd tout et Delhaize le remplace par un autre : plus malin, plus gros, plus méchant ou simplement jusqu’à la prochaine faillite. Et s’il veut sortir de la franchise, il doit quitter son magasin alors que le franchiseur, lui, peut ne pas reconduire le contrat et remplacer un indépendant par un autre.

Sans parler de la concurrence des autres franchisés du même groupe qui se multiplient sans limites. Combien de franchisés actuels tiendront face à des magasins intégrés qui, une fois franchisés, ouvriraient le dimanche? Combien de franchisés Delhaize parmi les 1 supermarché sur 6 au bord de la faillite (Gondola 2023) ?

Alors cessons s’il vous plait de prendre les gens pour des idiots. Pour s’en sortir, l’indépendant qui reprendrait un magasin Delhaize devra, comme la plupart de ses collègues, tricher sur les heures d’ouverture (en ne fermant pas 24h d’affilée) et/ou sur le nombre de dimanches ouvrables par an.

Il devra aussi transmettre à son personnel la pression que lui mettra Delhaize. Les franchisés fonctionnent avec beaucoup moins de personnel, qui travaille plus longtemps, pour moins d’argent, avec beaucoup plus de contrats précaires voire du travail au noir comme on l’a vu récemment avec l’AD Delhaize Anspach.


Presser les travailleurs

Vous estimez que 70€ par mois entre un emploi dans un magasin intégré (en CP 202) et un magasin franchisé, ne constitue pas une différence si terrible. (« C’est pas tous les jours dimanche », le 19 mars). Non seulement vous sous-estimez énormément la différence de conditions de travail mais vous montrez bien que vous ne savez pas ce que c’est de travailler dans le secteur du commerce. Le salaire moyen y est 30% en dessous du salaire moyen belge. Les horaires (heures tardives, travail le samedi) nuisent à la conciliation vie privée / vie professionnelle. Les conditions de travail en font un des groupes professionnels avec les pires profils de santé en Belgique (thèse de doctorat Van den Borre 2018, VUB) sans qu’aucune maladie professionnelle ne soit reconnue.

Les travailleuses, parce que ce sont surtout des travailleuses, n’ont donc pas « peur du changement », mais ont très bien compris que ce que Delhaize leur propose, c’est de travailler plus et plus longtemps pour gagner moins, si elles gardent leur emploi. C’est de détériorer encore un peu plus leur santé et de perdre le dimanche pour pouvoir passer un peu de temps avec leur famille ou leurs amis. C’est d’être remplacées par des étudiants qui doivent travailler le soir et le week-end plutôt que d’étudier. Alpsia n’écrivait rien d’autre dans son mail du 30 mars, suite à votre rencontre avec Delhaize, l’objectif du groupe est de « rationaliser les coûts ». Tout le monde sait ce que ça veut dire.

Et tout ça pour quoi ? Pas pour sauver leur entreprise en péril ou pour la beauté de l’entrepreneuriat local, mais pour augmenter les dividendes des actionnaires d’Ahold Delhaize.

Presser les clients

Vous parlez des désirs des clients. Mais les magasins franchisés sont jusqu’à 35% plus chers. Par ailleurs, pour beaucoup d’entre nous, le supermarché est aussi un lieu de socialisation, où on aime parler à une vendeuse qui nous aiguille vers le bon rayon, qui nous connait. Un magasin avec un tiers du personnel actuel et des étudiants qui ne sont que de passage, n’est pas un lieu de vie, mais un endroit où on nous presse.

Presser les fournisseurs

Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, diminuer les coûts à tout prix. L’objectif pour Delhaize est de devenir la centrale d’achat la plus importante possible avec le plus de points de vente possible. C’est ce qui lui permet d’imposer ses conditions aux fournisseurs. Parmi ses fournisseurs, il y a aussi des petits indépendants et des PME – vos membres – qui ont de moins en moins à dire face à un géant sans la moindre attache locale.

Face à une relation de pouvoir inégale, on s’organise

Que chacun fasse son travail en défendant au mieux ses membres face à un interlocuteur qui dispose d’un énorme pouvoir de marché. Vous, en défendant tous les petits indépendants, en ne cachant pas leurs difficultés face aux grands groupes.

Nous, en organisant les travailleuses et les travailleurs.

Nous croyons fermement que tous les acteurs gagneraient à ne pas laisser Delhaize et d’autres géants profiter de notre droit social pour organiser la guerre de tous contre tous à son profit. Reconnaissons qu’il y a une différence fondamentale entre des magasins dont l’exploitation profite surtout à Delhaize et les vrais indépendants qui construisent leur petit commerce à la sueur de leur front. Si les premiers ont des difficultés, qu’on les accompagne pour mettre les grands groupes devant leurs responsabilités. Quant aux autres, garantissons-leur d’être protégés de la concurrence déloyale de ces groupes.

Ce sera notre proposition pour les négociations à venir. Pour un secteur où chacun est responsable à la hauteur de son pouvoir, où aucun acteur ne peut écraser les autres en détournant la législation dans son intérêt.

Nous restons convaincus qu’une majorité de vos membres seront d’accord avec nous et refuseront de se laisser manipuler par Delhaize.

Bien à vous,

La CNE et la CGSLB



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