Enquête Médor : Les Seigneurs des Ardennes



La peste porcine africaine fait la une ces derniers temps. La revue Médor a publié une enquête prémonitoire début septembre. Nous la publions en quatre parties. 

Partie 1 : la forêt wallonne souffre.

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Par Olivier Bailly

La forêt wallonne souffre de ses cerfs et sangliers. Ceux-ci, trop nombreux, la rongent, la dévorent, la déchiquettent. L’administration wallonne voudrait réduire la population de ces bêtes, mais le lobby de la chasse veille.

C’est un monde bizarre. C’est un monde où un type s’arrête de marcher en pleine forêt, et vous prend à témoin : «Regardez-moi ça ! C’est pas croyable !» Et là où il perçoit des milliers de choses, vous ne voyez que des arbres, sans savoir si c’est positif ou pas…

C’est un monde où un autre type à la peau tannée par une vie des bois et aux paluches grosses comme les cuisses de Lukaku découvre une statue de cerf et s’extasie : « Mon Dieu que c’est beau ! Vas-y. Prends une photo. »

C’est un monde où un autre type (c’est un monde avec beaucoup de types) va tous les soirs, 365 jours par an, en forêt et en famille nourrir « ses » sangliers, comme d’autres nourrissent leurs poules.

C’est un monde de passionnés, qu’ils soient chasseurs, marcheurs, naturalistes ou gardes forestiers.

Bienvenue dans la forêt wallonne :

556 200 hectares, 33 % de la superficie de la région, moitié publique, moitié privée.

Cette « cathédrale verte » souffre de ses habitants. Des plus costauds d’entre eux. Sangliers et cervidés. Leur abondance en certains points est considérable et a atteint son paroxysme en 2012. En 35 ans, la population de sangliers avait alors plus que triplé, celle de cerfs avait doublé !

Cette surdensité est un phénomène international, aux explications multifactorielles (changement climatique, pratiques culturales). Mais une minorité de chasseurs, opulents multipropriétaires terriens, ont les moyens d’entretenir, voire de développer une surdensité sur leur territoire. Objectif : courir après des tableaux de chasse prestigieux, où, en fin de journée, des dizaines de bêtes sont alignées. «Dans le Condroz, sur les 1 000 hectares d’un patron d’une grande entreprise, on atteignait depuis plusieurs années 200 à 300 sangliers tués par an », explique un observateur avisé du monde de la chasse. Soit quatre ou cinq fois plus que le plafond de densité maximale généralement toléré (60 bêtes tuées aux 1 000 hectares) !

« C’est du délire et cela a un impact majeur sur la biodiversité : plantes à bulbes, oiseaux nicheurs au sol, reptiles et batraciens, tout est détruit. » Depuis 2012, les choses vont mieux. Les populations de sangliers et de cerfs ont diminué de 6 % par an entre 2012 et 2016.

UNE FORÊT QUI NE GRANDIT PLUS

Mais pas de quoi fanfaronner… Le taux de reproduction du sanglier a atteint un record en 2017 et, sur la base d’une enquête auprès de ses chefs de cantonnement, le Département de la nâture et des forêts (DNF, service public wallon, une administration qui comprend 800 agents, dont la moitié sur le terrain) estime que 39 % des forêts publiques sont en déséquilibre à cause du gibier. «Soit 100 000 hectares qui connaissent des problèmes ! Principalement dus au cerf », explique Jean-Pierre Scohy, inspecteur général du DNF. Car, si le sanglier met le souk en plaine, le cerf abîme la forêt. « Des plantations bouffées, des arbres écorcés. On ne le perçoit pas au premier abord, la forêt est toujours là. Mais, elle ne grandit plus. »

Alain Licoppe, du département de l’étude du milieu naturel et agricole (Demna), un des rares organismes publics qui fournit les quelques chiffres objectivables sur la chasse, regrette un gibier « géré par des chasseurs amateurs, au sens hobbyistes, qui n’ont pas nécessairement intérêt à contrôler les populations ». Un nouvel acteur pourrait cependant mettre tout le monde d’accord : la peste porcine africaine. « Le risque maintenant est avant tout sanitaire. Cette peste débarquée en Géorgie il y a une dizaine d’années est aux portes de l’Allemagne. La crise est plus facilement gérable si le niveau de population de sangliers est bas. L’AFSCA a déjà émis plusieurs recommandations allant dans ce sens. Sans réactions pour éviter sa dispersion en limitant les densités actuelles, cette maladie décimera chez nous les populations de sangliers. Et provoquera une crise majeure au niveau de l’élevage porcin. »

Mais comment se fait-il que l’administration ne parvienne pas à imposer sa vision d’intérêt public face à l’intérêt d’un acteur, le chasseur, qui pèse 16 000 permis en Wallonie ? À titre de comparaison, les permis de pêche sont quatre fois plus nombreux (environ 60 000) et on n’entend pas beaucoup parler du Club de Saint-Brochet.

Deux explications clés doivent être avancées : d’abord, les chasseurs sont les seuls « prédateurs » légaux du grand gibier. Pour réduire la présence des sangliers et cervidés, le pouvoir public est obligé de passer par le monde de la chasse. Ensuite, ce petit monde possède un poids redoutable, représenté par :

des patrons-chasseurs très puissants (« Le gros gibier ») ;

un syndicat redoutable (« Le lobby d’un hobby ») ;

des relais politiques efficaces (« Partis de chasse »).


Olivier Bailly

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

ENQUETE — LES SEIGNEURS DES ARDENNES


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