INHUMANITÉ ?


INHUMANITÉ

Comment en sommes-nous arrivés là ?
Qu’est-ce que nous ne devons pas entendre ?
Que pouvons-nous faire pour que ça change ?

Deux textes qui n’auront pas l’honneur des « grands » médias :

  • mon petit article à paraître dans Plein Soleil, le mensuel de ACRF, femmes en milieu rural
  • une opinion apparue brièvement sur le site La Libre.be et disparue rapidement

Bonnes lectures et bon chemin

« No hay camino..
Toi qui chemines
Il n’y a pas de chemin
Tu fais le chemin en marchant » (A. Machado)

Jacques Liesenborghs
6769 Gérouville


Sens pluriels

« Humanité et fermeté » ? 

À celles et ceux qui, au sujet de l’accueil des réfugié·e·s, répètent ce mantra à Paris, Rome ou Bruxelles, je conseille vivement la lecture des derniers livres de Erri De Luca et de Philippe Claudel. À vous aussi qui, comme moi, êtes parfois à court d’arguments.

Une tête de nuage

Le titre du dernier petit livre de De Luca donne le ton (1). Une écriture poétique et viscérale. Des formules ciselées qui ne laissent pas indifférent : « Ils sont jeunes, pas un seul vieux parmi eux. Ils sont maigres, des athlètes secs d’un marathon sans fin, sélectionnés par la roulette russe des déserts, des prisons libyennes, des sauvetages de fortune ».
Oui, le vécu des exilé·e·s et le manque d’humanité de l’Occident hante le vieil écrivain napolitain. Cet athée atypique se nourrit quotidiennement de la lecture de la Bible, en hébreu. Que ce soit son personnage de passeur-sculpteur dans « La nature exposée » (2) ou l’évocation de la fuite en Égypte de Jésus, Marie et Joseph dans le petit opuscule « Tête de nuage », il « embrasse la cause des réfugiés », la grande tragédie de notre XXIe siècle. Parfois avec une pointe d’humour, comme quand le douanier apprend que Joseph est charpentier et qu’il accepte de laisser passer la famille « parce qu’on a besoin de main d’œuvre qualifiée ».
Écoutons-le au terme du récit de son séjour en Méditerranée à bord d’un navire humanitaire : « Que leur ange gardien soit encore dans les parages, ou qu’il se soit enfin écroulé de fatigue, la volonté de continuer les fait tenir. Que puisse continuer longtemps la bénédiction donnée par leur père ou leur mère avec l’eau bénite de leurs larmes d’adieu ».
La fraternité ! Un de ses grands thèmes. À la belle émission de Pascal Claude, « Et Dieu dans tout ça » (3), il déclarait: « Je me reconnais dans la trinité laïque : liberté, égalité, fraternité. La liberté et l’égalité sont les fruits de luttes. La fraternité, c’est le sentiment qui nous permet de nous battre à réanimer sans cesse l’urgence des urgences d’aujourd’hui, une énergie pour surmonter les tragédies et qui nous fait découvrir quelque chose de nous qui nous étonne ». Autrement dit : « Ce n’est pas un mouvement du haut vers le bas, qui descendrait comme la pluie. C’est un courant entre deux êtres humains, un échange horizontal de confiance et d’affection entre des inconnus. À ce point de rencontre intervient l’énergie de la fraternité (…) Cela ne dépend pas du ciel mais des sourires sur terre ».

Une fable tragique

Philippe Claudel, écrivain lorrain, est plus connu. « La petite fille de Monsieur Linh » a largement mérité son immense succès. Avec « L’archipel du chien » (4), il réussit un récit percutant sur la vie d’une petite île de la Méditerranée où le calme apparent est bousculé par la découverte sur les côtes des cadavres de trois hommes noirs.
Une Voix nous avertit dès la première page : « Vous convoitez l’or et répandez la cendre. Vous souillez la beauté, flétrissez l’innocence (…) Vous êtes dévorés par votre solitude. Votre égoïsme vous engraisse. Vous tournez le dos à vos frères et vous perdez votre âme. Votre nature se fermente d’oubli. Comment les siècles futurs jugeront-ils votre temps ? »
Le Maire, le Curé, le Docteur, la Vieille et l’Instituteur vont incarner les passions des îliens au long d’un récit haletant et bouleversant dont on ne sort pas indemne. Autant le savoir. Mais on en sort (r)éveillé comme les acteurs du Parc Maximilien et les autres « désobéissants » qui se lèvent et s’organisent pour dénoncer et dé-construire le désordre établi : « Sur terre, les paradis sont fiscaux et les enfers sont humains. Quant aux frontières, l’argent, même sale, les traverse aisément alors que les gens, même propres, ont toutes les peines du monde pour y parvenir », affirmait Philippe Claudel à la télévision.
Humanité et encore humanité, s’il vous plaît !

Jacques Liesenborghs

(1) Tête de nuage, Du monde entier, Gallimard, 2018.
(2) La nature exposée, Du monde entier, Gallimard, 2017.
(3) La Première, RTBF, le dimanche à 13h.
(4) L’archipel du chien, Stock, 2018.


La Libre.be- 24-05-18

Opinion de Guillaume de Stexhe, professeur émérite à l’UCLouvain – Saint Louis Bruxelles.
Les migrations : du Mexique à l’Australie et à la Méditerranée, un des plus grands défis, et une des pires tragédies, du temps que nous avons à vivre. Leur réalité est compliquée, et les façons de l’assumer le sont plus encore – à la différence des alternatives simplistes: frontières soit étanches, soit effacées ; l’entre-soi barricadé, ou bien les sociétés dissoutes dans la pure circulation de tous partout ; le refus fanatique du métissage, ou bien l’indifférence aux moyens, au rythme et aux limites de l’intégration… Fantasmes de « solutions » instantanées et parfaites, oublieux soit de l’exigence, soit des conditions d’une socialité concrète et durable dans un monde globalisé (et il est si rassurant d’appartenir à un camp et de maudire l’autre : fachos / bobos…). Mais la responsabilité agissante, dans un monde tragique, ne peut que tenter sans cesse des solutions limitées, des bricolages partiels, progressifs, coûteux, toujours insatisfaisants.
Pourtant, ces simplismes ne sont pas équivalents : les uns sont animés par le goût de la fraternité, d’autres par la peur, parfois par la haine que nourrit la peur. C’est précisément là-dessus que la tragédie qui secoue notre pays me fait réfléchir ; non pas (hélas) pour dessiner une orientation concrète et positive face à ces défis, mais pour saisir la menace mortelle qu’ils font peser sur nous. La mort de la petite Mawda doit nous ouvrir les yeux: petit à petit, jour après jour, incapables d’affronter vraiment le défi des nouvelles migrations, nous nous habituons à la fuite dans l’inadmissible l’indigne, l’inhumain.

Poussés à se comporter de façon inhumaine

Mawda, tuée d’une balle. Au ras de l’événement, et sans en connaître les détails : pour la police, tirer lors d’une course-poursuite violente, on peut en imaginer la logique – même si dans ce cas, c’était sans doute illégal, et en tous cas inadmissible en sachant qu’il y avait des enfants dans la camionnette. Mais c’est la suite qui interpelle le plus : séparer les parents et le petit frère de la petite fille mourante. Les empêcher de l’accompagner dans l’ambulance. Leur interdire de la rejoindre à l’hôpital. Leur passer les menottes – oui, les menottes ! Les enfermer au cachot, en séparant du papa la maman et le petit frère. Pendant que la petite agonise et meurt seule, loin d’eux. Les laisser longuement sans nouvelles. Ouvrir la porte du cachot pour leur annoncer qu’elle est morte. La refermer en les laissant avec cela. La rouvrir pour leur donner l’ordre de quitter immédiatement le territoire – dans les vêtements tachés du sang de leur petite fille, dont ils auraient dû abandonner le corps (après autopsie)… Ce que crie cette séquence inimaginable, et même en tenant compte du chaos initial, c’est que de braves gens – policiers, fonctionnaires – sont amenés chez nous à se comporter de façon inhumaine. Voilà où nous en sommes.
Comment en est-on arrivé là ? Cette question est tout autre que la recherche de « coupables ». Evidemment, les policiers sont sous pression, entre le flux de migrants désespérés, exploités par des passeurs sans scrupules, et les instructions pressantes (et illusoires) d’y mettre fin. Mais surtout, depuis l’arrivée au pouvoir des ministres de l’Intérieur et de l’Asile, Jan Jambon et Theo Francken, couverts sans défaillance par Charles Michel et les partis de la coalition, leurs directives et surtout leur communication, largement relayée dans les médias et l’opinion, légitiment cette inhumanité en déshumanisant systématiquement les migrants : en les réduisant à des illégaux ; puis à des délinquants ; puis à des criminels ; enfin à des ennemis publics, potentiellement ou vaguement plus ou moins islamistes ou terroristes.

Une déshumanisation qui s’implante chez nous et entre nous

Déshumaniser ainsi les migrants, c’est déshumaniser du même coup les fonctionnaires en contact avec eux. Lorsqu' »on » attrape des migrants, on leur arrache systématiquement et on détruit leur minuscule bagage: affaires de toilette (outils de la dignité), médicaments, sacs de couchage, provisions, vêtements et chaussures – même parfois une attelle ou un pansement posés sur une blessure. Ce qui est grave, c’est qu’il ne s’agit pas de bavures, mais d’une procédure officielle, obligatoire, « normale ». Pour les terroriser et les faire fuir, on déchire les tentes où se trouvent parents et petits enfants; on les chasse d’un endroit à l’autre plusieurs fois dans la même nuit; on les enferme en cellule longuement… Les récits de mauvais traitements dans les commissariats se multiplient ; et faut-il rappeler la collaboration jamais regrettée, avec les tortionnaires de la police soudanaise pour identifier les migrants de leur pays avant de les leur livrer ?
C’est ce long processus de déshumanisation, à la fois des migrants, transformés en gibier criminel, puis des agents de l’Etat belge, transformés en chasseurs ou en brutes, et finalement de nous-mêmes, devenant habitués, consentants, indifférents, qui a porté ses fruits dans le traitement infligé à la famille de Mawda plus encore que dans la balle qui l’a tuée: traitement inhumain mais devenu légal, légitime, normal. Que le Oremier ministre reçoive ensuite la famille, et quel que soit son propre ressenti subjectif, objectivement ce n’est désormais plus autre chose que camoufler en « compassion » pour un « accident » une déshumanisation qui est la ligne politique du gouvernement, et dont il ne compte pas changer d’un millimètre, et qui s’implante ainsi chez nous et en nous.
Une déshumanisation qui s’implante chez nous et entre nous. Car ses victimes, ce ne sont pas seulement les migrants, pris en étau entre leurs pays de misère, les polices, et des passeurs mafieux. Les victimes, c’est nous-mêmes, comme personnes, et comme société. Nous, nos voisins, nos collègues, nos amis, nos enfants, qui nous déshumanisons petit à petit. En trouvant ces pratiques d’abord bien tristes, mais inévitables. Ensuite regrettables, mais normales. Ensuite normales et bien nécessaires. Ensuite tout à fait justifiées. Et finalement une excellente chose. Une grande partie de la société belge en vient à ce regard déshumanisant – et déshumanisé.

Le chemin de l’ignoble

Je ne connais pas « la solution » au défi que représentent les nouvelles migrations; je pense que les politiques et les intellectuels ne réussissent pas à élaborer et diffuser des perspectives plausibles et concrètes, à court, moyen et long termes, en déterminant de façon réaliste leurs limites, les moyens qu’elles exigent, à inventer de nouvelles pratiques, et à reconstruire sur cette base une opinion publique raisonnable, au-delà des fantasmes simplistes (frontières ouvertes/frontières étanches). Mais je sais que si on reste dans cette dynamique de déshumanisation, on va au pire.
Pour célébrer son entrée en fonction, le ministre de l’Asile diffusait un clip immonde illustrant le sens de sa mission: il y attrapait un migrant (noir) par la tête avec une ventouse de WC et l’envoyait au diable. En acceptant cela, avant bien d’autres choses, sans le démissionner, le gouvernement s’est engagé, nous a engagés, dans le chemin de l’ignoble : que la mort de la petite Mawda en soit le révélateur – et le coup d’arrêt.


 

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